Partager l'article ! Allen Pittman : la voie du sage: A quelques semaines du retour de Allen Pittman en ...
A quelques semaines du retour de Allen Pittman en Europe, je voulais publier ici quelques extraits de l'excellente interview qu'avait réalisé Leo Tamaki pour le magazine "Dragon". Allen et Leo sont deux personnes, pratiquants et enseignants que j'apprécie particulièrement et c'est peu dire qu'ils influencent, chacun à sa façon, ma propre pratique.
Cette longue interview couvre énormément d'aspects de la pratique, et comme on pouvait s'y attendre de la part des deux protagonistes, la parole y est libérée et les sujets sont évoqués sans détour.
Vous pouvez retrouver l'intégralité de l'interview sur le site de Leo.
Allen sera en stage au Centre Tsurugi les 12 et 13 octobre
Allen Pittman, la Voie du sage
Par Léo Tamaki
Photos Shizuka Sasa-Tamaki
Comment avez-vous débuté la pratique martiale?
J'ai commencé la pratique des arts martiaux par le Karaté. Un jour j'ai lu que cette discipline avait ses racines en Chine et j'ai voulu en savoir plus. J'ai découvert les livres de Robert Smith et je lui ai écrit. J'avais quatorze ans. Nous avons commencé à correspondre et très rapidement j'ai été pratiquer avec lui. Il vivait à Washington et enseignait le Taï Chi Chuan et le Bagua. Je venais d'Atlanta le voir trois à quatre fois par an pour quelques semaines. Je dormais dans sa bibliothèque, chez un autre étudiant ou dans une auberge de jeunesse. J'ai étudié avec lui pendant sept ans puis je suis parti à Taïwan car j'avais le sentiment qu'il manquait quelque chose dans son enseignement.
Robert Smith est pourtant une référence dans les arts martiaux chinois?
Oui. Il avait créée cette légende à son sujet. Robert Smith travaillait pour la CIA à Taïwan. Il avait des domestiques, un traducteur et un photographe à sa disposition. Il pouvait voyager et parler, étudier avec des maîtres de différents arts martiaux. Autour de tout cela, ça a été facile pour quelqu'un avec son savoir-faire de bâtir la légende du pionnier. Et en un sens ce n'est pas faux. Il y a simplement... de l'exagération. (rires)
(...)
Quel genre d'enseignant était-il?
C'était plus un dresseur qu'un enseignant. Cela m'a pris des années avant de le cerner et ce n'est vraiment que vers la quarantaine que j'ai pu le comprendre. C'était un grand manipulateur. En un sens il était le contre-exemple parfait de l'enseignant. Par exemple à mon retour de Taïwan j'ai aussi enseigné chez lui. Pendant dix-huit ans. Mais il refusait que je montre les applications des formes. On ne les lui avait pas enseignées et je crois qu'il pensait que cela diminuerait son autorité. C'était ce type de personne. Cela dit il n'était pas différent de la majorité des maîtres chinois traditionnels. Mais il reste celui par qui je suis entré dans le monde des arts martiaux chinois.
Par ailleurs il connaissait très bien la littérature et il m'a ouvert à de très nombreux bons livres. Il avait un goût excellent. Il était aussi expert en histoire russe. Il a été mon pire enseignant mais il m'a aussi donné beaucoup de bon matériel.
Que voulez-vous dire par maître chinois traditionnel?
Depuis Confucius il y a une volonté de préserver un système social. Et les maîtres d'arts martiaux ne font pas exception. Pour eux l'école est une famille et le père a tout pouvoir. Les questions ne sont pas permises. Pour garder leurs élèves ils utilisent alors plus souvent des techniques psychologiques qu'une habileté martiale. Cela se comprend du reste si on prend en compte le fait que plusieurs générations n'ont pu pratiquer librement à cause de la loi en Chine continentale. Les chinois ont un terme pour cela, "art martial de conversation".
Dans l'enseignement des arts martiaux beaucoup ont recours aux manipulations psychologiques et à l'hypnose parce que les techniques qu'ils démontrent ne marchent tout simplement pas. Il y a aussi le fait que si l'enseignant n'a pas confiance en lui, il établit une autorité basée sur la domination. Et beaucoup de ceux qui en ont souffert agissent de même. On le leur a "enseigné", ils le reproduisent.
La situation est telle que la plupart de ceux qui enseignent ne le devraient pas. C'est une farce, tout du moins du côté des arts martiaux chinois. Chacun arrive avec ses mensonges, et côtoyer des menteurs ne fait des pratiquants que de plus grands menteurs. Mais si tu es honnête et que l'élève ment, il se sentira nu. C'est une sorte de thérapie.
Vous avez passé plusieurs années à Taïwan?
Oui. J'étais parti à Taïwan pour étudier avec un maître nommé Wang Su-Chin, mais quand je suis arrivé il était déjà mort. J'avais un ami sur place, Marnix Wells, qui vivait là-bas et parlait couramment chinois. Il avait entendu parler Hung I-Mien depuis dix ans, mais n'avait jamais réussi à le rencontrer. Il en était venu à croire, comme beaucoup d'autres, que c'était un personnage fictif! (rires) Dans une des écoles où nous avons questionné à son sujet, on a fini par nous dire qu'il enseignait dans le passé dans un parc mais n'y allait plus. Marnix s'est dit que cela cachait probablement quelque chose et nous y sommes allés. C'était dans un quartier très folklorique avec beaucoup d'anciennes maisons taïwanaises et japonaises, et une odeur très forte.
Dans le parc il y avait un petit temple, et quelques vieillards qui prenaient leur petit-déjeuner. Marnix m'a proposé de pratiquer un peu de Bagua autour d'un arbre. L'un des hommes s'est alors levé et est venu nous parler. C'était Hung I-Mien.
(...)
Qu'avez-vous étudié avec maître Hung?
Le Bagua et le Hsing-I. J'ai étudié le Taï Chi avec un autre enseignant, Chen Yun-Ching, car Hung ne l'appréciait pas beaucoup. Il estimait que sa pratique s'était trop appauvrie.
(...)
Etes-vous strict dans la transmission des écoles que vous avez reçues?
Oui et non. Si un élève dit "J'enseigne le Bagua et Allen Pittman est mon enseignant.", je dis ok. Mais si il dit "J'enseigne la tradition.", alors je dois être sûr qu'il enseigne la tradition exactement comme je l'ai reçue. Car sinon il ne s'agit plus de la tradition. Je veux la préserver comme une antiquité... qui fonctionne!
Préserver la tradition est une de mes préoccupations. Lorsque j'ai un élève sérieux je peux dire "Hung m'a montré cela.", mais aussi "Je pense ceci.". Je tiens à être précis pour qu'il sache ce qu'est la tradition, sans que cela ne m'empêche, lorsque je pense avoir une bonne idée, de l'enseigner aussi.
Comment savoir qu'un système a été transmis dans son intégralité?
On ne peut pas avoir de preuve absolue. Ce que l'on peut vérifier est qu'une tradition est comme une échelle. Chaque étape doit nous amener plus loin, plus profondément. Le système devient alors un outil pour agir mais aussi évaluer. Le problème se pose lorsqu'un enseignant enseigne à quelqu'un une tradition tronquée ou que l'élève part trop tôt. Plus l'outil est incomplet, moins les mesures et les services qu'il nous rend sont efficaces. Et cela empire lorsque l'élève qui n'a reçu qu'une partie du système enseigne à son tour.
Pouvez-vous nous parler du Bagua?
Le Bagua est un système pour gardes du corps. Il permet de se battre dans des endroits restreints, des cours de palais par exemple. A l'inverse le Hsing-I avec son travail sur les animaux, ses sauts, est adapté aux grands espaces. Le Bagua vient de Chine et a été développé durant la dynastie Sung. C'est une école qui est aussi liée au chamanisme taoïste.
Je fais actuellement des recherches sur ses origines et j'ai trouvé des liens avec l'Inde, notamment une danse de Shiva en armure légère. Des bois de daims pouvaient être utilisés comme arme. Ce sont des recherches en cours que je n'ai pas encore publiées. Mais beaucoup de choses ont pris leur sens lorsque j'ai découvert l'origine indienne du Bagua.
Lorsque j'ai montré des mouvements de l'école à un maître d'art martial indien il m'a dit "Bras du sud, jambes du nord.". Lorsque je l'ai montrée à une danseuse indienne elle m'a dit qu'elle reconnaissait toutes les postures mais ne savait pas comment je faisais pour passer de l'une à l'autre. Tout cela confirme le sens de mes recherches.
Un certain nombre de pratiquants de Bagua et d'Aïkido voient un lien entre ces disciplines. Quel est votre avis sur la question?
Si la question est de savoir si l'Aïkido provient du Bagua, je ne le pense pas.
Lorsque je regarde de l'Aïkido je vois une pratique basée sur le sabre, le bâton, etc... Le corps est employé selon des principes liés à l'utilisation d'armes longues. En revanche en Bagua, l'arme utilisée était une sorte d'épée crochet très courte, parfois de bois de daims. Donc le travail du Bagua est lié à des armes courtes et cela change la façon d'utiliser le corps. On ne retrouve pas par ailleurs des mouvements essentiels du Bagua, comme l'utilisation des omoplates.
Les éléments que les gens pensent liés au Bagua proviennent probablement des anciennes techniques pratiquées en armures. Par contre il y a des stratégies en commun entre le Bagua et l'Aïkido, notamment au niveau des rotations. Mais le travail des pieds, des déplacements, est différent. Ce qui rend d'ailleurs le Bagua intéressant à étudier pour un pratiquant d'Aïkido car il découvrira une façon de pivoter d'une autre manière.
Vous avez aussi pratiqué la lutte celtique?
Oui. J'ai rencontré mon maître de lutte, Tim Geoghegan, à mon retour de Taïwan. C'était un irlandais qui avait eu une vie passionnante. Quand il était jeune il avait travaillé comme artiste dans un cirque. Il était aussi ostéopathe et avait étudié le Yoga en profondeur. Cet homme était aussi un bon père. Transparent, sans manipulations. Etudier avec lui était encore plus clair qu'avec Hung, car nous communiquions en anglais.
Lorsque je lui posais une question il me disait "Essaye ça et viens me dire ce que ça donne.". C'était un guérisseur et il a pris soin de mon dos. Il m'a enseigné la diététique, comment jeuner, prendre soin de mon corps. Il m'a aussi enseigné une sorte d'autohypnose afin de récupérer de l'entraînement sans séquelles. Ses méthodes m'ont permis d'amplifier mon repos, ma mémoire, mon sommeil. Il m'a aussi fait étudier le chamanisme. Le chamanisme qui peut être considéré comme l'origine des religions est orienté vers l'obtention d'un résultat et non pas dans l'enrôlement dans une organisation. Un des buts est un changement mental profond.
Il était aussi un initié soufi, mais il m'a envoyé étudier le bouddhisme tibétain. Il m'a dit que cette tradition était celle qui connaissait le mieux le fonctionnement de l'esprit, et que je devrais aussi étudier leur médecine. Et je l'ai fait. J'ai été envoyé par un soufi irlandais vers les bouddhistes tibétains pour étudier l'esprit et la médecine. J'ai étudié avec lui pendant dix ans. Aujourd'hui je me rends compte à quel point tout ça a été important.
(...)
Pouvez-vous nous parler de vos rencontres avec le Dalaï Lama?
La première fois que j'ai rencontré le Dalaï Lama, c'était en Inde lors d'un rituel appelé le Kalachakra. Lors de ce rituel il y a des chants et on vous donne une herbe que l'on doit mettre sous son matelas. On a alors un rêve particulier qui a un sens précis. J'ai eu l'herbe et j'ai fait un rêve. A l'époque je vivais avec mon guru et lorsque je lui en ai parlé il m'a dit que c'était un rêve incroyable, mais sans m'en expliquer la signification. Un ou deux ans plus tard j'en ai parlé au directeur du centre bouddhiste d'Atlanta. Il m'a dit "Oh, cela signifie que tu seras le garde du corps du Dalaï Lama quand il viendra.". Je lui ai demandé quand il viendrait et il m'a dit "Dans un mois ou deux.". Ce rêve est une des raisons qui ont fait que j'ai été son garde du corps par la suite.
La première fois c'était sous l'administration Bush. Le département d'Etat ne lui offrait pas de protection et on m'a chargé de monter une équipe pour le protéger. En fait le Dalaï Lama a déjà un entourage, mais il ne peut pas tout prendre en charge et mes hommes étaient le cercle extérieur. Mais, semble-t-il en raison du rêve, j'ai été placé directement à son côté. C'était un honneur qu'ils voulaient me faire.
Quel type de personne est le Dalaï Lama?
Je n'ai pas la capacité de parler de son état spirituel. Ce que je peux dire c'est qu'il s'agit de quelqu'un d'extrêmement bienveillant, très fin et érudit.
Lorsque nous traversions une foule, je faisais un cercle autour de lui avec mon bras pour qu'il ait un espace. Et il touchait les muscles de mon avant-bras. Je crois qu'il regardait s'ils étaient souples ou relâchés. Et il a rit en découvrant qu'ils étaient relâchés. (rires)
La seconde fois où il est venu, il séjournait au Ritz. C'était sous l'administration Clinton et il avait une protection du département d'état, mais on m'avait quand même demandé de faire partie du dispositif. Nous avons été coincés dans un ascenseur. Les portes se sont ouvertes entre deux étages et il fallait prévenir. C'était dangereux car si l'ascenseur repartait pendant qu'on essayait de sortir on serait coupé en deux. J'ai passé une partie de mon corps par l'ouverture et j'ai senti une grande poussée dans le dos. J'ai été expulsé comme un bouchon de champagne et, en me retournant, j'ai vu le Dalaï Lama qui souriait. J'ai alors compris que c'est lui qui m'avait poussé. Je peux donc dire que j'ai été "frappé" par le Dalaï Lama. (rires)
Pouvez-vous nous parler de ce que vous appelez la Sagesse du Corps (SdC)?
La Sagesse du Corps est une méthode que j'ai développée pour apprendre aux gens à se soigner, se renforcer et combattre. C'est une méthode complète de développement physique.
Comment vous est venue l'idée de cette méthode?
La Sagesse du Corps vient de plusieurs expériences. L'une d'entre elles était de travailler avec des victimes d'accident vasculaire cérébral (AVC) pendant un an. J'avais développé une série d'exercices que nous pratiquions deux fois par semaine pendant une heure. Au bout de six semaines ils arrivaient tous à se relever seul. Un vieillard jeta sa canne et dit qu'il n'avait plus besoin de cela. (rires)
L'autre était de travailler avec des enfants. J'ai enseigné dans une école Waldorf pendant dix ans à mi-temps comme professeur d'éducation physique. Mes élèves avaient de 7 à 18 ans. Travailler avec des enfants de tous âges m'a permis d'observer les différentes étapes de développement du corps et de l'esprit. Cela a tout changé dans ma façon d'enseigner.
A un degré moindre un autre événement a contribué à ma réflexion. Lors d'un de mes séjours au Danemark, une personne avait des amis qui ne connaissaient rien aux arts martiaux, et il m'a demandé de montrer quelque chose qu'ils pourraient faire.
Comment aider les patients souffrant de lésions cérébrales? Comment enseigner aux enfants? Que proposer à des personnes sans bagage martial? C'est sur ces expériences que j'ai développé la SdC. C'était aussi, pour moi qui avait demandé tant de tâches spécialisées à mon corps, la recherche d'un état "originel".
Comment s'est structurée votre méthode?
La Sagesse du Corps est une méthode complète mais qui reste évolutive. Je ne l'ai systématisée que lorsque je suis venu en France. Je vivais vraiment dans un endroit retiré en Bretagne et j'avais beaucoup de temps. J'ai alors organisé et affiné les différentes séquences. J'ai commencé à enseigner la méthode pendant trois ans et cela m'a permis d'affiner l'ensemble.
De quoi est composée la Sagesse du Corps?
La SdC se compose de trois parties. La première partie est basée sur le développement de l'enfant. C'est une sorte de Yoga au sol. Elle permet de mettre le corps en condition et de se débarrasser de la plupart des blessures et douleurs. Une fois la douleur disparue, la seconde partie, plus dure, enseigne à se relever et s'incliner. Elle est inspirée du Yoga égyptien car je trouve que ce sont les exercices les plus complets pour le dos en position debout. La troisième partie est l'aspect martial, avec la Danse des Amazones pour les femmes, et la Voie des Héros pour les hommes. On y intègre le danger graduellement, jusqu'au travail aux armes.
Exposée ainsi la méthode semble assez concise?
Oui, c'était mon souhait. Je voulais que la Sagesse du Corps soit une méthode claire et concise. Après l'apprentissage de base, les éléments qui la constituent peuvent ensuite être explorés en y ajoutant de la difficulté et en y apportant des variations. Le pratiquant a alors tous les outils pour explorer l'aspect qui l'intéresse.
Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le Danse des Amazones?
Un groupe de parents voulaient que j'enseigne à leurs filles à se défendre. En étudiant la question j'ai constaté que la plupart des arts martiaux ne répondaient pas aux besoins des femmes car ils proposent la même chose qu'aux hommes, indépendamment de leurs particularités physiques.
J'ai alors réfléchi et cherché pour commencer un exemple historique de femmes guerrières. Quand les femmes combattaient-elles le plus? J'ai alors découvert la culture Scythe et ses Amazones. Je me suis ensuite demandé quelles étaient les nécessités pour ces femmes, le plus important? Je voulais répondre à la question de savoir comment une femme plus petite et plus faible pouvait, non pas se défendre contre, mais tuer un homme.
Quel est le fonds technique de la Danse des Amazones?
Dans ma recherche j'ai complètement délaissé toutes les disciplines compétitives et étudié deux choses, le monde animal et les arts martiaux "classiques". Comment de petits animaux arrivent-ils à se défendre contre des beaucoup plus gros qu'eux? Comment malgré des chances très minces arrivent-ils à déjouer les pronostics? Comment dans l'enseignement classique des arts martiaux une personne en tue une autre, avec ou sans armes?
J'ai résumé le résultat de ces recherches à neuf positions. J'ai ensuite réalisé que beaucoup de femmes ne pratiquaient pas d'activité physique. Afin de faciliter l'apprentissage j'ai alors transformé les mouvements en danse qui serait pratiquée en musique. Elles pouvaient ainsi apprendre les séquences de façon agréable et sans tension. Lorsqu'elles s'étaient habituées aux mouvements je leur ai alors enseigné les applications. Elles les ont d'abord travaillées entre elles puis, une fois les mouvements intégrés, je les faisais travailler avec un homme de gabarit moyen. Une fois à l'aise dans cette étape je faisais enfin venir un homme de grand gabarit. Chaque étape nécessite ainsi des ajustements qui se font de façon graduelle jusqu'à ce qu'elles puissent faire face au problème dans toute sa complexité.
Pouvez-vous nous parler de l'aspect "santé" de la Sagesse du Corps?
Particulièrement dans la première partie, la SdC est une méthode pour "détraumatiser" le corps, que ce soit de la pratique martiale ou même de la guerre. J'ai des élèves qui sont des vétérans, qui ont beaucoup souffert, et à qui cela a beaucoup apporté.
Lorsque je fais un stage de SdC, nous mettons trois à quatre heures pour arriver à la position debout. Cela peut sembler long mais les exercices permettent de faire disparaître des douleurs qui ont persisté des années... en quelques heures.
Lorsque nous sommes bébé notre dos est très fort. Puis lorsque nous adoptons la position debout il s'affaiblit. Et cela s'aggrave généralement avec les années. C'est une chose sur laquelle je voulais travailler. Le dos, le cou, les genoux d'un bébé sont très forts alors que chez un adulte ces endroits sont souvent très faibles. Je pensais à mon futur et je voulais éviter cela. (rires)
La Sagesse du Corps modifie-t-elle le corps?
La SdC rend le corps un peu... "animal". Mais les humains vivent dans leur tête et ont besoin d'un peu plus d'animalité. En quelque sorte cela équilibre ce que nous impose notre mode de vie actuel avec la technologie et les ordinateurs omniprésents.
Je me suis tout de même demandé si ça ne rendrait pas l'homme plus violent. Mais j'ai constaté que c'est lorsque l'on souffre qu'on est violent. Mon idée était donc d'arriver à se débarrasser des blessures et douleurs.
Quel est le lien entre la Sagesse du Corps et le Yoga?
On peut dire que c'est une sorte de Yoga. Mais dans beaucoup de Yoga les mouvements sont trop extrêmes pour certaines personnes. La SdC est une méthode graduelle qui permet à tous de pratiquer, puisqu'elle a été réfléchie en prenant en compte le développement de l'enfant et le rétablissement de patients victimes d'AVC. De plus l'apprentissage des premières étapes est très simple puisqu'il s'agit de mouvements que nous avons déjà tous réalisés. Je rappelle simplement aux gens ce qu'ils ont oublié, je les aide à se souvenir. C'est une sorte de déshypnose.
Notre corps est intelligent et renferme beaucoup d'informations. Le futur est en germe en nous et nous portons les séquelles du passé. En les soignant la SdC permet de retrouver un état originel et nous rouvre ainsi des portes qui se sont fermées au cours de notre vie.
Vous êtes proches de plusieurs enseignants d'arts martiaux. C'est pourtant généralement un monde très compétitif.
Un maître de Taï Chi a dit "Un enseignant qui ne veut pas partager ses élèves a un art très limité.".
Je dis parfois aux élèves qui viennent étudier avec moi "Peut-être devrais-tu aller chez quelqu'un d'autre.". Parce que ma pratique, ma recherche, ne conviennent pas à tout le monde. Je peux bien sûr leur montrer certaines choses, mais j'essaie surtout de leur indiquer la direction d'étude qui leur conviendra le mieux.
Il y a deux types d'enseignants. Ceux qui représentent une institution, et ceux qui veulent que tu deviennes. Si l'enseignant représente une institution, il veut que tu en fasses partie et ne souhaites pas que tu étudies quoi que ce soit d'autre. Mais s'il est intéressé par toi, il peut être amené à t'envoyer ailleurs parce qu'il a le sentiment qu'un autre art ou enseignant sera plus utile à ta vie.
(...)
Doit-on enseigner où laisser l'élève apprendre?
Un enseignant est comme une nourriture. Il faut en avoir envie. Sinon peu importe le chemin que fait le professeur, ce ne sera jamais suffisant pour l'élève.
A l'inverse lorsqu'il s'agit d'élèves réellement motivés, même si tu ne leur enseignes pas, ils voleront. Car ils ont cette intelligence. Ils te regarderont comme un faucon, et tu les verras apprendre les choses très vite car ils veulent vraiment savoir. Il est très difficile de garder l'art de quelqu'un.
Quand quelque chose nous convient vraiment, on le sent immédiatement. La pensée n'intervient même pas, c'est une émotion, quelque chose que l'on ressent au plus profond de nous. Parfois il suffit d'entendre un nom pour savoir.
Au Japon on distingue parfois les disciplines en Budo, Bujutsu et Kakutogi. Qu'en est-il des arts chinois?
Il y a cette distinction en Chine aussi, mais les lignes sont brouillées. Les chinois n'ont pas préservé leur intégrité culturelle comme les japonais l'ont fait. Et je ne crois pas qu'ils ont le même état d'esprit envers la précision technique, en particulier aux armes. J'ai toujours eu le sentiment que la transmission avait été faite avec plus de soin au Japon.
Les révolutions et rebellions se sont succédés en Chine. Et chacun de ces évènements a été comme un pas en arrière dans la pratique martiale chinoise, accompagné à chaque fois de pertes techniques.
Quelle est l'orientation qui vous intéresse le plus?
Mon inclinaison personnelle va vers l'aspect pratique. Je crois que la philosophie profonde se découvre réellement en expérimentant le côté martial. Je trouve qu'il y a généralement plus de profondeur dans les disciplines qui ont conservé un aspect jutsu que dans celles qui se décrivent uniquement comme do. Je crois que la beauté et l'aspect utilitaire coexistent.
Vous évoquez des pertes techniques. Pouvez-vous nous en dire un peu plus?
Je suis intéressé par les origines. J'aime avoir les formes les plus proches possible des sources. D'après mes recherches la pratique actuelle s'est éloignée des origines en raison des "soubresauts" dans la transmission. J'essaye de retrouver les racines de l'art, et ces anciennes formes diffèrent notablement de ce que pratiquent la plupart, adeptes chinois compris.
Que pensez-vous de la compétition dans les pratiques martiales?
Chez les mammifères quand deux animaux luttent, ils le font généralement pour des "droits" de reproduction. Et beaucoup de compétitions sont de simples extensions de ces "luttes de printemps". Une partie des jeunes ressent le besoin d'expérimenter cela. Mais il est important de contrôler cela afin qu'il n'y ait pas d'issue dramatique.
La compétition peut être un rite de passage, une initiation. En ce sens elle peut avoir une fonction. Mais ses applications sont limitées, de même que son répertoire. Lorsqu'on rentre dans le monde du jutsu, on rentre dans une lutte de survie, il n'y a plus de notion de compétition, cela va bien au-delà. Les formes utilitaires n'ont quasiment aucune application à cause des règles, et la compétition peut nous amener à intégrer de mauvaises habitudes. C'est pourquoi pour développer l'habileté technique, je considère qu'il est plus intéressant de travailler des exercices en variant les contraintes et les difficultés que de participer à ce genre de choses.
Au final, au regard de la vie, la compétition a un intérêt plus que limité. Et cela résume tout le problème.
Vous êtes aujourd'hui sollicité dans le monde entier. Voyez-vous des différences dans l'approche des élèves?
Les élèves ont des intérêts différents. Les européens sont plus intellectuels. Ils considèrent l'étude comme une éducation tandis que les américains voient cela comme un loisir. Le niveau de sérieux est donc différent.
Certains veulent des choses très spécifiques. Simplement les postures du Hsing-I par exemple. Et si on m'appelle pour cela, je le fais. Mais je finis toujours par faire un lien avec l'ensemble. Parce que je souhaite que les gens aient une image du tout.
On perçoit comme une "musique émotionnelle" différente selon les pays. Différentes dispositions, différentes sensibilités qui sont liées au climat, à la géographie, à l'histoire. Même si les gens se ressemblent, il y a différentes esthétiques, différentes façon de s'exprimer. Je pense que c'est la même chose que lorsque l'on a des enfants. Ils sont tous liés mais différents. Les français sont en général très érudits, ont une vaste culture générale.
Vous avez travaillé comme gardes du corps et intervenez pour des formations. Qu'enseignez-vous?
J'enseigne très peu de techniques. Moins d'une dizaine. Et je dissocie les techniques du contexte culturel et des rituels.
La plupart des gardes du corps à qui j'ai affaire ont déjà pratiqué du Kickboxing, d'autres sports de combat ou des méthodes paramilitaires où on leur a apprit à désarmer un pistolet, frapper au visage, etc... Mais étonnamment même si les techniques peuvent être efficaces, il n'y a souvent pas de conscience de l'environnement ni de graduation dans la riposte. J'enseigne par exemple comme base à diriger la main et l'arme directement vers le sol. On ne peut prendre le risque d'avoir la moindre balle partant vers l'horizon. Ils réalisent aussi qu'en société on ne peut pas simplement frapper quelqu'un qui est ivre par exemple. Je leur apprends donc comment écarter des personnes, les maîtriser.
J'enseigne peu de "jeux de mains". Je leur apprends à sortir la tête de la ligne d'attaque et surtout, comment se déplacer autour d'objets ou de personnes, car il arrive souvent lorsqu'un garde du corps est contraint de travailler seul, que l'attaque arrive de l'autre côté du client. J'enseigne comment protéger quelqu'un qui rentre et sort d'une voiture, dans un ascenseur, monte sur un bateau. Il y a beaucoup de travail sur la mobilité. Ca a l'air simple mais il est difficile de garder son corps entre deux personnes.
Est-ce un travail que vous avez créé?
C'est une méthode que j'ai développée sur la base de mes expériences, mais aussi avec les retours d'élèves qui sont militaires et policiers. Les situations sont très nombreuses et leurs retours d'expérience, leurs questions me permettent d'affiner et faire évoluer le travail.
Pensez-vous que la pratique martiale rende l'homme "bon"?
Pas fondamentalement. Une des raisons pour lesquelles la pratique était secrète est d'ailleurs que si elle est enseignée à quelqu'un de mauvais, il peut développer une grande habileté. Toutefois pour atteindre le plus haut niveau il est nécessaire de faire preuve de coopération avec son partenaire d'entraînement. Et la symbiose qui est nécessaire à cela est très difficile pour quelqu'un de "mauvais". Une évolution à minima est donc nécessaire pour atteindre le haut niveau.
Qu'est-ce qui a motivé votre investissement dans la pratique martiale?
Quand je suis né, je suis mort. Je suis mort trois jours après ma naissance et j'ai été mis dans de la glace. On m'a fait une dizaine de transfusions et j'ai été "mort" pendant près d'une heure. Tous mes organes étaient endommagés. Les docteurs avaient dit à ma mère que je ne survivrai pas. Mais mon coeur est reparti et ils m'ont sorti de la glace. En un sens j'ai souvent le sentiment que mon existence est... improbable. Et c'est naturellement que je me suis intéressé à la santé et aux arts martiaux. Mon instinct me dit que le monde est plein de dangers, que la mort est toujours proche...
Léo Tamaki
Léo Tamaki pratique les arts martiaux depuis plus de trente ans. Après être passé entre autres par le Judo, le Kung-fu et le Karaté il débute l'Aïkido qu'il enseigne aujourd'hui dans toute l'Europe. Il enseigne à Paris et retourne plusieurs fois par an au Japon où il suit notamment l'enseignement de Kuroda senseï.
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